173.
Le dauphin Ringo retombe en éclaboussant tout autour de lui. Le deuxième dauphin, Paul, s’élance aussitôt pour monter encore plus haut.
Le requin George, pour sa part, agacé par tout ce tapage, s’est caché dans un coin tout au fond de la citerne, reconstruite, consolidée et réaménagée.
Isidore Katzenberg est assis à son bureau face à un sunlight récupéré dans une brocante de matériel de cinéma. Il a nettement amélioré le décor depuis la fin des travaux.
Même si la piscine centrale est toujours aussi vaste et profonde, il a donné à son lieu de vie un aspect plus exotique. Palmiers, cocotiers, dunes de sable, plantes grimpantes ont envahi l’espace de son loft.
Les écrans sont plats et larges. Au centre, le plus grand affiche en permanence « l’Arbre des Possibles », ce site Internet où n’importe qui peut venir nourrir les visions du futur de ses propres idées présentées comme les feuilles de l’arbre. Toutes ces propositions d’avenir forment un végétal foisonnant de couleur indigo sur fond noir.
Isidore Katzenberg porte un casque audio sur les oreilles, branché sur son iPhone.
Dans ses oreilles, la musique du film Jonathan Livingstone le Goéland.
Il essaie de se souvenir de tous les instants forts de leur enquête sur la BQT.
Il sort d’une valise un par un plusieurs objets qu’il place sur le bureau devant lui.
Un sachet de crêpes de Carnac, un jouet en plastique représentant un dériveur identique à celui qui les a menés sur l’île au phare, une peinture représentant le roi Salomon, un masque blanc d’apprenti GLH affichant une mimique neutre, une carte postale des menhirs alignés à Carnac, une carte postale du mont Saint-Michel, une photo de l’Archange terrassant le dragon, un petit buste de Groucho Marx en toge, une photo de Darius, une photo de sa tombe, une photo d’Henri Bergson. Il réunit plusieurs recueils de blagues, Philogelos de tous les pays et de toutes les époques. Enfin il observe un gros nez de clown.
Il pianote sur le clavier, notant en première phrase : « Pourquoi rions-nous ? »
Il sourit, satisfait d’avoir posé l’incipit qui servira de base de construction de son histoire.
Sa main joue avec le nez rouge de clown, tentant de le faire rouler sur chaque doigt, puis le jette en direction de la piscine géante. Avant même que la boule rouge ait touché les flots, un dauphin, John, a surgi, trop content qu’on lui propose un nouveau jeu. Les deux dauphins Ringo et Paul le rejoignent et s’envoient la balle joyeusement.
Isidore Katzenberg réfléchit. Il pense qu’il ne faut pas enfiler les phrases comme les perles d’un collier, il faut suivre la pensée globale du plan et des couches d’intrigues.
Il pense qu’il doit inventer son propre artisanat adapté aux romans qu’il veut écrire : des polars de science avec du suspense.
Il se dit que tout travail de créateur se ramène à la création de la vie. Il faut penser à l’histoire comme à un être vivant : le squelette d’abord, qui est l’intrigue et qui fait tenir le récit debout. Ensuite se greffent les organes qui sont les grandes scènes qui font circuler le sang, l’air et les hormones dans l’intrigue. Puis viennent les muscles : les petites scènes qui transmettent la tension de l’histoire. Ensuite, quand le squelette est équilibré, que les organes fonctionnent, que les muscles donnent la force, on peut poser sur l’ensemble la peau, comme une toile qui enveloppe le tout pour qu’on ne voie pas ce qui vit dessous.
Mais il songe qu’il lui faut un style simple et efficace, comme celui des blagues. Pas de fioritures, pas de bijoux tape-à-l’œil comme des phrases longues et alambiquées. Juste une peau solide tendue sur la géométrie secrète du squelette.
Le journaliste scientifique, potentiellement romancier, prend un crayon et un stylo et, tout en écoutant l’ample musique symphonique de Jonathan Livingstone le Goéland, il dessine une sorte de silhouette qui est pour lui la « forme globale de son histoire ». Avec des pieds, des cuisses, un ventre, un nombril, des bras, un cou, une tête… un sexe.
Puis, dans ce plan de corps, il place des phrases aux endroits qui lui paraissent judicieux.
« Pourquoi rit-on ? » au niveau des pieds.
Il joue un instant avec son stylo, puis cette fois au niveau du mollet droit : « Qui a tué Darius ? »
Au niveau du mollet gauche : « Comment peut-on tuer en vase clos sans laisser de trace ? »
Puis il ajoute, au niveau du genou droit : « Premières pistes. »
Au niveau du sexe : « Trois énergies :
— Éros : le sexe.
— Thanatos : la mort.
— Gelos : le rire. »
Et il fait irradier les trois énergies dans l’ensemble de son roman-organisme.
En caractères plus larges sur le cœur : « PEUT-ON MOURIR DE RIRE ? »
Au niveau des intestins : « PRAUB, les duels qui digèrent les humoristes pour les transformer en cadavres. »
Au niveau du front : « GLH, l’héritage sacré issu de la nuit des temps. »
Au niveau des fesses : « Le milieu du show-business parisien. »
Plus il réfléchit, plus il se demande si le drame de Darius n’est pas d’avoir été artificiellement propulsé par un système qui crée des stars pour mieux les sacrifier.
Le système les gonfle, les gave d’argent, de pouvoir, de cocaïne, de sexe, après quoi, comme de grosses dindes de Noël bien obèses, on se nourrit de leur mort dont on fait des spectacles.
Isidore Katzenberg jette le masque blanc en direction des dauphins et l’un d’eux glisse son rostre dans l’élastique et semble l’arborer comme s’il en avait compris l’usage.
Les masques, voilà le piège. Les stars confondent leur masque et leur vrai visage. Dès lors qu’elles ne sont plus dans le réel, elles sont fichues.
Le milieu de l’humour est peut-être plus cruel encore parce que le pouvoir y est plus fort.
Darius Wozniak assurément a été éduqué dans l’humour des lumières, il a basculé dans l’humour des ténèbres, mais a obligé une troisième énergie à naître : Catherine Scalese.
À sa manière elle a inventé une nouvelle voie d’évolution de l’humour : « l’humour bleu ».
Il note au niveau de la gorge : « Docteur Catherine Scalese ».
Elle, elle a tout compris à l’humour. Elle a été éduquée comme un clown, elle a saisi le mécanisme profond du rire, elle l’a poussé à son paroxysme. Elle mériterait plus encore que Béatrice de devenir Grande Maîtresse de la GLH.
Il réfléchit, examine son plan dessiné.
Non, Béatrice est la meilleure Grande Maîtresse parce qu’elle est connectée à la source non pas du rire mais de la blague écrite. Et elle tient la loge dans l’endroit le plus merveilleux du monde, là où le sol n’est ni une île ni une terre mais les deux à la fois. Le mont Saint-Michel est déjà en lui-même une blague géologique.
Il revient sur son clavier et pianote :
« Tout travail de création d’un roman ressemble à la fabrication d’un être vivant. »
Donc… « Tous les romans peuvent se résumer à une… grande blague. »
Puis il ajoute : « Et si toute vie humaine n’était qu’une blague ? »
« Et si toute forme de vie n’était qu’une blague ? »
« Et si l’humour était le plus haut niveau de conscience de l’esprit ? »
« Et si le sens de l’évolution de toute forme de vie était précisément de devenir “toujours plus drôle” ? »
Cela le laisse songeur.
Soudain on sonne.
Il déclenche le nouveau système d’ouverture à distance.
Lucrèce surgit au milieu de l’île centrale.
Elle prend la passerelle et vient vers lui.
Lucrèce Nemrod est vêtue d’un chemisier avec un motif de dragon transpercé d’une épée, cette fois non plus chinois mais vénitien. Elle porte une minijupe et des chaussures à talons hauts. Ses longs cheveux châtain clair sont ordonnés en coiffure complexe de boucles accroche-cœurs.
Elle l’embrasse sur le front.
— Alors ? demande Isidore sans autre préambule.
La jeune femme jette sur son bureau le numéro du Guetteur Moderne. Sur la couverture, en grosses lettres rouges, est placardé : « LE GRAND SECRET ». Et en dessous, en caractères à peine moins gros : « RÉVÉLATIONS EXCLUSIVES SUR LA MORT DU CYCLOPE ».
Isidore lève sur elle des yeux surpris.
— Vous êtes donc parvenue à convaincre la Thénardier de le publier ? Je ne pensais pas que vous y arriveriez, bravo, Lucrèce.
Il saisit le magazine et examine la couverture. Un cliché des dernières secondes publiques de Darius à l’Olympia. L’artiste est en train de saluer en soulevant son bandeau, révélant le petit cœur rose au fond de sa cavité oculaire.
— Dire que ce geste était finalement la solution de toute l’enquête, soupire-t-il. Tout le monde le plaignait pour son handicap physique alors que c’était la preuve de son crime. Même le petit cœur pourrait être une allusion à son histoire d’amour avec Catherine Scalese. Tout était dans l’œil et sous nos yeux depuis le début. Voilà la blague.
Il ouvre le journal à la page de l’article. Il découvre alors une photo de la tombe de l’humoriste, et en lettres blanches sur fond noir : « DISPARITION DE DARIUS WOZNIAK, NOTRE DOCUMENT-CHOC. »
Une enquête exclusive de Christiane THÉNARDIER aidée sur le terrain par Florent PELLEGRINI. »
Avant qu’Isidore ait pu lancer la moindre remarque, Lucrèce Nemrod prend les devants :
— C’était la condition sine qua non de la publication de l’article. Christiane Thénardier avait besoin de se refaire une crédibilité, depuis le temps que tout le monde se moquait du fait qu’elle n’avait jamais écrit une ligne de toute sa vie.
— Et Florent Pellegrini ? C’est lui qui a écrit l’article ?
— Non, c’est moi. Mais la Thénardier a dit que pour toutes les enquêtes criminelles sérieuses, le public était habitué à lire des articles signés Florent Pellegrini. C’était, pour reprendre son terme exact, « un gage de crédibilité ».
— Je vois.
— Ils m’ont quand même créditée en fin d’article.
Isidore Katzenberg remarque en effet qu’à côté de la répétition des deux signatures en bas de page est inscrit en caractères plus petits, en italiques et entre parenthèses : (Documentation Lucrèce Nemrod).
— C’est mieux que rien. Et puis il y a 31 feuillets et ils me les payent pour une fois correctement. Très correctement même. Ils m’ont augmentée : je suis payée désormais 50 euros le feuillet. Ça met un peu de beurre dans mes épinards.
Isidore se tait. Il parcourt le début de l’article en mode lecture rapide.
— Et ce n’est pas tout. La Thénardier a accepté de rembourser toutes les notes de frais, restaurants, hôtels et essence.
Son enthousiasme n’est pas communicatif.
— Pour un article qui fait la couverture du magazine, ça me semble un minimum, lâche Isidore.
Lucrèce Nemrod poursuit :
— Christiane Thénardier m’a félicitée. Elle m’a même dit qu’on pourrait envisager un jour ma titularisation. Elle m’a promis qu’elle allait en parler aux chefs des étages du dessus.
Le journaliste scientifique tourne la page et s’arrête sur un intertitre : DARIUS EST MORT DE RIRE SUR SCÈNE COMME LE GRAND MOLIÈRE DANS LE MALADE IMAGINAIRE.
— C’est de vous ça ?
— Non, c’est une idée de Pellegrini.
— Je vois. Les grands artistes meurent à la tâche sur scène. La souffrance en sacrifice pour divertir les autres. Très héroïque. Très bonne idée d’angle d’attaque.
Il se moque de moi. Il n’a pas entendu la promesse de la Thénardier, ou alors il pense qu’elle ne tiendra pas parole. Pourquoi faut-il qu’il gâche tout ?
Irritée, Lucrèce Nemrod essaie de récupérer le magazine.
— Je n’aurais pas dû venir. Je savais que c’était une erreur. Finalement je préfère que vous ne lisiez pas la suite.
— Si, au contraire, ça m’intéresse de plus en plus.
— Non, je vais vous dire ce qu’il y a dedans. 1) Que Darius était un forcené du travail. 2) Qu’il était arrivé à réconcilier les générations par le rire. 3) Qu’il essayait de faire émerger et d’encourager les jeunes talents. 4) Qu’il ne prenait plus assez soin de lui car il était tout dévoué à sa mission de faire du bien à ses contemporains. 5) Qu’il était à la recherche de la blague parfaite et que son exigence professionnelle était de l’ordre du comportement maniaque. 6) Que c’est probablement à cause de cette exigence excessive et de cette recherche de perfection qu’il est mort sur scène.
— Vous n’évoquez rien de l’affaire Catherine Scalese ?
— J’ai tout raconté à la Thénardier dans le détail.
— Et ?
— Je lui ai proposé de le mettre dans les termes qui lui sembleront le moins susceptibles de nous attirer des ennuis de justice. Elle m’a dit textuellement : « Hors de question de ternir l’image de Darius, surtout au moment où l’on examine la possibilité de transporter sa dépouille au Panthéon. »
Isidore Katzenberg hoche lentement la tête, le visage fermé.
— Allons, Isidore, nous le savons bien. La vérité n’est pas publiable. Et puis de toute façon personne ne veut la connaître. La Thénardier m’a dit textuellement : « Calomnier Darius c’est perdre des lecteurs. »
— Au moins ç’a le mérite d’être clair. Personnellement, j’aime bien découvrir les mensonges qu’on sert au grand public quand je suis l’un des rares à savoir la vérité. C’est un plaisir délicat.
Isidore Katzenberg pose le magazine, et se dirige vers le bassin où approchent déjà du bord ses dauphins. Il leur jette des harengs.
— Elle a dit : « Darius, c’est l’espoir pour des milliers de jeunes de réussir alors qu’ils vivent dans des banlieues misérables. Ils veulent tous être comme lui. Et vous allez leur dire que c’était un homme cynique et blasé ? Un mégalo cocaïnomane narcissique ? »
— On l’a bien révélé pour le footballeur argentin Diego Maradona qui était aussi l’idole des jeunes, et ça n’a pas créé de révolution. D’ailleurs il est resté tout aussi populaire.
— Ce que les spectateurs peuvent accepter pour le football, ils ne peuvent l’accepter pour le rire. Les comiques sont plus sacrés que les footballeurs.
Isidore ne répond pas, il continue de nourrir ses cétacés.
— La Thénardier a ajouté : « Vous voulez faire quoi, mademoiselle Nemrod, la révolution ? Ce pays est fragile. Une majorité de sondés qui disent que le Cyclope était le citoyen le plus formidable, ça signifie que c’est l’opinion d’au moins 20 millions de personnes, et vous voudriez leur dire que ce sont des naïfs incapables de reconnaître un type bien d’un salaud ! »
— La Thénardier n’a pas tort. On ne peut pas dire aux masochistes qu’ils aiment souffrir. On ne peut pas dire aux cons qu’ils sont cons. Sinon ils se vexent.
Isidore Katzenberg revient à son bureau, reprend le magazine, pêche une phrase au hasard dans l’article :
— « … Darius, cet artiste monumental dont l’œuvre comique restera à jamais gravée dans la mémoire collective. » Quand même, Lucrèce, vous n’avez pas l’impression d’en avoir fait un peu trop ? Connaissant la vérité vous auriez pu, comment dire, être un peu plus dans la « retenue ».
— Une fois qu’on a trouvé le titre et l’accroche, il paraît que la vérité n’est qu’un élément pour alimenter le dossier. Et que ce n’est pas le plus important dans un article. Vous n’allez pas me reprocher d’avoir vendu mon âme ?
Le journaliste hoche la tête, compréhensif. Elle s’énerve.
— Désolé, Isidore, moi je suis encore dans le système ! Je dois gagner ma vie, je suis obligée d’écrire ce qu’on me demande d’écrire et non pas… cette fichue vérité qui n’intéresse personne et qui en plus n’est pas… crédible.
— Dans ce cas, quel intérêt de la chercher ?
— Peut-être que je ne pensais pas découvrir ce qu’il s’est réellement passé à l’Olympia.
Isidore Katzenberg tourne le dos, s’en va chercher dans son réfrigérateur un quartier de bœuf pour son requin George.
— Vous vous sous-estimez, Lucrèce. Moi je n’ai jamais douté de l’aboutissement.
Elle s’assoit, contrariée. Puis elle reprend le magazine, comme si elle craignait qu’il lise l’article en entier.
— Et vous, dans votre roman, vous en êtes où, Isidore ?
Il jette le quartier de viande et le requin approche, ouvre ses mâchoires équipées d’une double rangée de dents acérées et le déchire d’un seul coup de gueule.
— Il sera l’exact contraire, ou plutôt l’exact complémentaire de votre travail. Je dirai la vérité et personne ne la croira. Mais au moins elle sera écrite quelque part. Et puis j’aurai attiré l’attention des gens sur une question qui semble anodine mais qui en fait est cruciale : « Pourquoi rions-nous ? »
— Et votre réponse est ?
Il va vers sa chaîne hi-fi.
« Aquarium », du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, jaillit des haut-parleurs.
Isidore Katzenberg se déshabille, enfile des lunettes de protection et va plonger dans le bassin.
Il nage avec les dauphins. Le requin George, de son côté, fait semblant de mener un combat difficile contre le quartier de bœuf.
Il m’énerve.
Alors Lucrèce Nemrod à son tour se déshabille et, en slip et soutien-gorge, plonge dans la piscine. Elle le rejoint et se maintient en surface par des petits mouvements de pieds.
— Avant que je ne déchire en petits morceaux la BQT vous l’avez entrevue, n’est-ce pas ?
— La première phrase.
— Alors c’est quoi la tête du dragon ?
— Il vaut mieux que je ne vous le dise pas, vous seriez… déroutée.
— Je veux savoir. Juste la première des trois phrases. Sans protoxyde d’azote et sans les deux phrases suivantes elle n’aura pas d’effet.
— Détrompez-vous. La première phrase est déjà très puissante et très déroutante. Je n’ose imaginer ce qu’étaient la deuxième et la troisième.
— Vous vous moquez de moi, Isidore ?
— OK, je l’avoue, je ne l’ai pas vue. Et nous ne la verrons jamais.
À quel moment je peux considérer qu’il me parle sérieusement ? Est-ce qu’il me ment ? Est-ce qu’il a peur de ma réaction ?
— Je me suis renseigné, dit-il. Catherine Scalese n’est plus revenue à l’hôpital Pompidou. Elle a officiellement disparu.
— De toute façon elle a réalisé sa vengeance. Qui restera impunie.
Elle voit passer un dauphin, elle le reconnaît ; c’est John. Il lui propose son aileron et elle découvre le plaisir de se laisser tirer par l’animal.
J’adore. C’est fantastique.
Puis le dauphin la dépose près d’Isidore.
Le journaliste s’immobilise et la regarde fixement. Il passe une main délicate dans ses longs cheveux mouillés. Elle se laisse faire.
— Vous savez Lucrèce, il faut que je vous remercie. Cette enquête m’a beaucoup appris. Et notamment que je pouvais ne plus enquêter seul.
— Vous savez Isidore, je crois que je dois aussi vous remercier. Cette enquête m’a beaucoup appris. Et notamment que pour ma part je pouvais enquêter… seule. Tout du moins sans vous.
Ils se défient du regard.
— Lucrèce, et si je vous proposais de venir vous installer ici pour vivre avec moi, accepteriez-vous ?
Elle s’approche, lui dépose un petit baiser sur la bouche puis lance :
— Non, merci. Je préfère qu’on reste amis. J’ai déjà retrouvé un autre studio à louer, j’y ai apporté mes affaires. J’ai même racheté un poisson rouge. Une carpe impériale du Siam grosse comme ma main. Elle se nomme Léviathan 2. Je suis certaine qu’elle vous plaira quand vous viendrez prendre le thé… chez moi.
Il ne sourit plus.
— Et si je vous proposais de faire une partie de trois cailloux pour décider de cela ? Si vous gagnez, vous repartez dans votre studio avec votre Léviathan 2 et on prend le thé de temps en temps. Si je gagne, vous venez vous installer dans mon château d’eau et vous vivez avec moi.
— M’installer ?
— Quelques jours. Juste pour qu’on se connaisse mieux.
— Quelques jours ? Carrément ! Eh bien c’est tout ou rien chez vous, Isidore.
— C’est plus drôle, non ?
Lucrèce Nemrod hésite, puis accepte de relever le défi. Ils sortent de l’eau, s’installent au bord du bassin, prennent chacun trois allumettes qu’ils cachent, puis tendent le poing fermé.
— Zéro, commence-t-elle.
— Un, répond-il.
Ils ouvrent la main et les deux mains sont vides.
— Bravo, Lucrèce. Bien deviné. Mais cela ne fait que commencer.
— C’est étrange, j’ai l’impression de continuer une sorte de tournoi de PRAUB, reconnaît-elle en posant victorieusement une allumette pour n’en conserver que deux pour la suite du duel.
— Deux esprits qui dansent ensemble, ça ressemble forcément à un duel. Et puis ce sont toujours les trois mêmes énergies qui agissent : Éros, Thanatos et Gelos.
Lors de la deuxième confrontation elle annonce :
— Trois.
— Quatre, suit-il.
Il ouvre sa main qui contient trois allumettes. Elle ouvre sa main… vide.
— Joli coup, reconnaît-il.
Le jeu se poursuit et Lucrèce annonce :
— Quatre.
— Trois.
Cette fois Isidore gagne. Il pose une allumette devant lui et, reprenant la main, parle le premier.
Il annonce deux et elle un. Et c’est encore lui qui gagne.
— Deux victoires chacun. Celle-ci sera décisive, annonce-t-il.
Ils joignent leurs deux poings fermés, qu’ils mettent en contact. Isidore attend un moment avant de lancer son annonce.
— Un, déclare-t-il.
Lucrèce sonde son regard, inspire, ferme les yeux.
— Deux, répond-elle.
Il ouvre sa main qui contient une allumette. Elle ouvre sa main et dévoile elle aussi une allumette. La jeune femme a gagné.
— Vous avez gagné et j’ai perdu, Lucrèce. Je vous ai sous-estimée et j’ai eu tort. Bien fait pour moi.
Je n’avais jamais entendu un homme prononcer cette phrase. C’est peut-être là où il est très fort, le moteur d’Isidore est aussi équipé de la marche arrière.
— Mais pas seulement là-dessus. Je me suis aussi trompé et sur bien d’autres choses.
— Quoi donc ? Allez-y, vous commencez à m’intéresser.
Il faut qu’il paye pour m’avoir repoussée.
— Je vous disais que je n’aimais pas les blagues et en fait depuis cette enquête j’apprécie énormément cette activité qui semble dérisoire et inutile. C’est même désormais extrêmement important pour moi. Je crois que l’humour est le plus haut niveau de spiritualité. Quand on a tout compris, on rit.
Il affiche un air désolé.
— Quoi d’autre ?
— Et je crois aussi que désormais je vous… apprécie vraiment…
« Apprécier » ? Dire qu’il m’aime lui écorcherait la gueule ?
— … beaucoup, ajoute-t-il.
À ce moment un dauphin, Ringo, jaillit de l’eau et en retombant envoie une gerbe d’eau compacte qui trempe Lucrèce d’un coup. Isidore se lève et rapporte une serviette sèche et tiède qu’il dépose sur ses épaules.
Il l’enveloppe dans le moelleux du tissu éponge, la serre dans ses bras et, avant qu’elle ait pu exprimer le moindre avis sur la question, l’embrasse dans le cou, puis remonte vers son menton, et l’embrasse fougueusement, et longtemps. Lucrèce se laisse faire. Puis, lorsque Isidore décolle ses lèvres des siennes, Lucrèce le regarde longuement.
Le temps s’arrête. Leurs regards sont mêlés, chacun attendant que l’autre ose briser le silence.
Isidore réagit le premier. Tout commence par une étincelle au fond de ses yeux, que Lucrèce remarque, et qui n’était pas là la seconde d’avant. Un tout petit feu follet, qui danse au fond de la pupille. Et qui allume le même au fond du regard vert émeraude de Lucrèce. Et qui fait naître, au coin de sa joue, la fossette imperceptible, la légère tension du muscle de la joue, presque la naissance d’un sourire, qui se répercute alors sur la joue d’Isidore. Là, tout s’accélère, sautant même l’étape du sourire, Isidore éclate de rire. Lucrèce suit.
Les deux journalistes sont pris d’un fou rire qui dure longtemps, déchargé de toutes les tensions accumulées depuis le début de leur enquête.
— Là, si nous avions respiré du protoxyde d’azote nous serions morts, glousse-t-elle.
— … ou pas, rétorque-t-il comme s’il prolongeait le jeu des trois cailloux.
Ils rient encore.
— Je crois que moi aussi je suis capable de reconnaître mes erreurs et de faire marche arrière. Je vais finalement revenir sur ma décision, dit la jeune journaliste. Je vais rester une semaine. Pas un jour de plus. J’amènerai Léviathan 2. Je suis sûr qu’il s’entendra très bien avec George, Ringo, John et Paul. Mais que ce soit bien clair, Isidore, il y a aura trois règles : 1) Interdiction de me toucher. 2) Interdiction de me réveiller 3) Interdiction de…
Il lui pose un doigt sur la bouche.
— Je pense que je suis incapable de respecter autant d’interdits, reconnaît-il. La tentation sera trop forte.
— … Dans ce cas je tiens à vous prévenir, si vous insistez, je serai capable… de céder.
— Vous ne me faites pas peur, mademoiselle Nemrod.
— Ah, encore une chose. Juste pour le principe. Suppliez-moi de rester.
— Je vous en supplie, Lucrèce, voulez-vous rester ici avec moi ? Un peu plus longtemps…
— D’accord pour 15 jours.
— 16 ?
— D’accord mais on ne dépasse pas trois semaines, répond-elle.
Ils se regardent et sont à nouveau saisis d’une crise de fou rire. Lucrèce perçoit qu’il a renoncé à toute prétention.
C’est comme s’il s’était débarrassé de ce qu’il avait en trop et qui l’alourdissait, pour me donner ce que j’ai en moins et qui me manque. Après tout c’est peut-être ça une « vraie rencontre ». Deux complexes qui se compensent. Un complexe d’abandonnite qui rencontre un misanthrope.
À nouveau il la frictionne et lui masse les épaules. Alors elle se retourne d’un coup, lui saisit les joues à pleines mains et plaque ses lèvres sur les siennes en un baiser long et profond qui leur coupe le souffle.
Puis avant qu’il ait repris ses esprits elle le plaque au sol d’une prise de Lucrèce-kwondo. Son corps contre le sien, ses lèvres à quelques souffles des siennes, elle murmure :
— J’ai envie de faire l’amour avec vous, tout de suite, Isidore.
— Aujourd’hui c’est vous qui décidez, répond-il.
Alors elle lui retire ses derniers vêtements, le caresse longtemps, l’embrasse sur tout le corps.
Qu’est-ce qu’on peut perdre comme temps en préliminaires !
Les trois dauphins et le requin s’approchent, intrigués.
Du peu que perçoit le dauphin Ringo, il lui semble que les deux corps des humains à la peau rose s’unissent pour ne former qu’un seul animal à huit pattes et à deux têtes.
Pour mieux distinguer la scène, les dauphins se tiennent dressés hors de l’eau tout en essayant de rester le plus discrets possible.
George essaie à son tour de sauter hors de l’eau, il perçoit bien qu’il se passe quelque chose de nouveau et d’intéressant sur la berge. Mais la position lui est inconfortable et il se dit que ce serait mieux pour lui de les voir faire ça dans l’eau.
Comme si les humains l’avaient entendu, ils roulent jusqu’au bassin, chutent dans l’eau et poursuivent une étrange danse aquatique.
Les dauphins et le requin peuvent tourner autour pour les voir sous tous les angles. Les deux corps roses semblent flotter, alors qu’ils se réunissent à nouveau.
Ils rient longtemps, de joie et de bien-être.
Ils reviennent à la nage sur la berge, sous les cris d’encouragement des dauphins qui ont décidé de faire pareil… même s’il n’y a pas de femelle parmi eux. Et d’ailleurs ils aguichent aussi le requin, qui, intimidé, préfère se terrer au fond de la piscine.
Puis, alors que les deux humains se hissent sur la berge pour retomber, épuisés, sur le flanc, Lucrèce remarque en souriant :
— Finalement les scientifiques se sont trompés, on peut faire l’amour et rire en même temps.
— Il suffit de trouver la bonne personne pour accomplir cette performance, reconnaît-il.
— Vous ne m’avez pas répondu, alors selon vous pourquoi rions-nous ?
Il prend quelques secondes pour réfléchir, puis :
— Peut-être qu’à certains moments de lucidité nous nous apercevons que rien n’est aussi grave qu’on nous le dit. Alors brusquement nous prenons de la distance. Notre esprit se détache pour gagner un peu de recul et se moquer de nous-mêmes.
— Pas mal. Ça expliquerait que les animaux ne rient pas. Ils souffrent mais ne possèdent pas cette arme de défense dans leur panoplie.
Comme pour tenter de la contredire les dauphins se livrent à des concerts de piaillements qui pourraient bien être des rires.
Isidore Katzenberg cherche une formule plus synthétique susceptible de résumer le fruit de ses réflexions, et conclut :
— Nous rions pour fuir le réel.
Tout est en Un (Abraham)
Tout est Amour (Jésus-Christ)
Tout est sexuel (Sigmund Freud)
Tout est économique (Karl Marx)
Tout est relatif (Albert Einstein)
Tout est humour (Isidore Katzenberg).